Sep, 2016

L’horreur ordinaire

Ma fille m’a raconté ça hier soir, tranquillement, sur le ton de la réflexion, brut de fonderie. Je retranscris quasiment mot pour mot.
L’horreur absolue.

– Alors ma chérie, ça se passe comment à l’école ? Les notes ? Avec tes amis ?
– Ben ça va bien papa. Je suis juste un peu triste.
– Pourquoi ?
– J’essaie de remonter le moral d’une copine. Elle a des petits soucis.
– Comment ça ?
– Elle est triste parce que son père est en prison.
– Hein ?
– Oui il est en prison en attendant son procès.
– Son procès ? Mais qu’est-ce qu’il a fait pour se retrouver en prison ?
.
.
– Il a violé ma copine.
– Hein ? Je. quoi ?
– Oui, elle est triste parce qu’elle a été violée depuis longtemps. Il a commencé quand elle était petite. Il disait qu’il allait lui mettre son pyjama, mais ça prend pas 10 minutes de mettre un pyjama hein papa ? Donc en fait il lui mettait pas vraiment son pyjama.
– Et heu. Comment tu sais que c’était un viol ?
– Ben elle m’a raconté. Au début elle pensait que c’était normal, que tous les papas faisait ça mais quand elle a grandit elle a compris que c’était pas normal en fait.
– Et sa mère ? Et ses autres parents ?
– Au début ils ont pas vu. Après je sais pas. Je crois que ça a mis longtemps avant qu’ils comprennent. Et maintenant ils attendent le procès.
– Et ta copine, heu, je veux dire c’est grave hein. Ça va ?
– Oui, elle est juste un peu triste. Papa ?
– Oui ma chérie ?
– J’ai de la chance que tu sois mon papa hein ?

Cours Florent – Stage d’accès part2

Travail de scèneTrès rapidement après les premiers exercices, la prof nous distribue des rôles. Pas vraiment au pif pour le coup, elle a utilisé ces premiers contacts pour nous donner quelques choses qui nous correspond, ou dans lequel elle aimerait nous voir. On va jouer du Pommerat, un auteur contemporain à l’écriture un peu particulière mais pas trop décalée pour qu’on ne se sente pas trop perdu. Je me retrouve évidemment avec Noah et une fille aussi sympa qu’énergique mais un peu énervée car, selon elle, son rôle est moins important que les nôtres. Moins de lignes de texte, moins d’émotions peut-être, alors que pour moi, elle a justement un rôle plus subtil, plus fin et sans doute moins premier degré que le mien ou celui de Noah.

« De toute façon, tu m’écoutes jamais ! »

Je ne me souviens pas avoir appris un texte par cœur depuis au moins l’école primaire. J’ai toujours détesté ça pour des raisons à la con probablement. Ce qui est marrant c’est que je me souviens des règles de quasiment tous les jeux de rôle que j’ai lu, une question d’intérêt sans doute. C’est peut-être aussi pour ça que je me rappelle jamais de ce qu’on me dit…

Mais là c’est différent, je joue mon entrée dans la classe sur ce texte. Dix paragraphes qui me paraissent insurmontables. Chaque ligne est une épreuve mentale, je ne sais même pas comment faire. Je lis, je relis, je le chante, je m’enregistre, je me l’écoute tout le temps, dans le métro, dans la rue, pendant les cours, pendant la nuit. Quelle nuit ? Je dors presque pas, couché à minuit, relevé à 3h du mat’, la tronche en biais, les phrases qui défilent dans mon crâne, devant mes yeux. Je suis un zombie shooté à la coke, j’ai les yeux rouges et une volonté de fer.

Noah a deux scènes, et passe son temps dans sa bagnole à bosser presque tout seul. Ma partenaire me file quelques techniques et me fait répéter les enchaînements, elle m’aide énormément, me calme et me donne confiance en moi. Elle est grande gueule mais enjouée et vraiment intéressée. Ce qui est le cas de la majorité des autres élèves. Ça me change des formations ou les gens s’en foutent, des branleurs a qui on paye des cours, mais qui le prenne comme des vacances avant de retrouver leurs vies de merde. Ici ça bosse.

« Hey, je peux prendre une photo avec toi ? »

A l’occasion d’une pause, mon partenaire se fait interpeller en pleine rue par un gamin qui a eu l’air de rencontrer sa star favorite du moment. Il se trouve que le gars fait des vidéos sur le net, des trucs marrants, un peu communautaire black, je suis évidemment passé à côté. Il a des dizaines de milliers de gens qui le suivent, il joue des dans clips, connait de gros rappeurs, la classe un peu. Moi ça me fait marrer, je côtoie une star du net. D’autres élèves ont fait des trucs, untel une pub pour macDo, l’autre des années de théâtre amateur et veut passer pro, un troisième est déjà réalisateur et acteur pour une pub de dentifrice, y’a quelques expériences déjà. Moi j’ai bossé à la tv et je suis passé sur FunTv alors que je réparais un ordi sous une table pendant un direct, ça compte ?

Les cours sont toujours intéressant mais il faut se concentrer un peu plus. En fait, chaque scène est travaillée une par une devant la prof, les autres élèves étant sensé regarder et apprendre des autres avant de passer eux-mêmes. Dans les faits, la plupart ont préférés utiliser ce temps pour apprendre leurs propres textes ou utiliser leur portable. L’examen final (appelé échéance) se déroulant très tôt, la prof nous autorise finalement à travailler de notre côté, ce que nous faisons sans relâche jusqu’au dernier jour.

Lors de mes passages, je suis en transe, littéralement. Je me plonge à fond dans mon personnage de père au foyer, blessé par la vie, en rupture avec son fils qu’il aime mais avec qui il ne s’entend pas, humilié car il veut subvenir aux besoins de sa famille en homme et pas en assisté, et obligé de travailler avec une assistante sociale, dernier lien avec sa famille et son fils qui le bat. Une situation difficile, un cas social comme il peut en arriver tant. Je suis tellement dedans, et tellement sur les nerfs, que j’ai parfois du mal à sortir du personnage, à deux reprises il m’a fallu plusieurs minutes pour récupérer de cette tension.

Je vois la prof comme une sculpteuse, elle prend des gens qui font n’importe quoi et par gros mouvements ou petites touches, elle ajuste, elle pousse, elle cadre, elle nous apprend. Je vois chaque groupe qui évolue, qui prend de plus en plus conscience que la fin de la semaine approche, qu’il va falloir donner le meilleur. Y’a moins de blagues, moins de sourires, les visages sont crispés.

« Ah ouais c’est tendu quand même ! »

La première fois que je présente ma scène, elle reste quelques secondes bouche bée et me sort cette phrase qui restera gravée. Je ne sais pas si c’était bon, si c’était juste, si c’était intéressant, mais au moins c’était tendu, ce qui était exactement mon intention, et celle de mes partenaires. Je le prends comme un compliment. La première fois depuis longtemps où j’ai pas l’impression d’être une merde. C’est bon, ça fait du bien.

Le dernier jour arrive, et avec lui notre échéance. On passe devant la prof et le directeur de l’école. C’est pas rien.

Tout le monde donne tout ce qu’il a. Je vois des transformations incroyables, des larmes, des rires, de l’énergie. Parfois des textes oubliés, une fille qui pète un plomb à cause de la tension, putain la pression qu’on se met.

Puis le calme et le discours du directeur qui m’a touché et rassuré. Un truc du genre : « Je suis content de voir des gens d’horizons, d’âge et de parcours différents. Être acteur c’est avoir une personnalité, et la montrer. Sur scène on a besoin de voir des gens qui apportent ce qu’ils sont et surtout qu’on évite les clones. »

Ouais, y’a besoin de tout le monde.

Quelques jours après, je recevais un mail me félicitant de mon travail et m’autorisant à poursuivre ma formation à Florent.

Cours Florent – Stage d’accès part1

La veille du premier jour, je dors pas. Qu’est ce qu’il va se passer ? Dans quoi je me suis engagé ? Je viens vraiment de lâcher 400 boules pour une semaine de théâtre ? J’ai posé une semaine de congé juste pour ça, ça va être rude.

Mardi matin j’arrive devant le cours, une pauvre façade dans le 19ème, des tas de gamins fument des clopes en rigolant. Ils ressemblent aux abrutis de la pub l’Oreal, les cheveux en l’air, les sapes savamment choisies, faussement rebelles, que des faces de babtous bon teint. On est loin de la diversité.

Le gars de la sécu me regarde bizarre, il a dû croire que j’étais un prof je sais pas, mais je finis par rentrer dans le bâtiment. A l’intérieur c’est un peu délabré, du genre : « on a pas eu le temps de faire les finitions mais c’est pas grave ahah ». Non pas ahah. Un coup d’œil au tableau et je repère ma salle, et ma prof. On est 25 dans la grande salle, à se regarder en chien de faïence, a pas comprendre ce qu’on fout là. Ma première impression se fait la malle très rapidement. Y’a des jeunes, des vieux, des minces, des gros, des chauves, des rebeus et un black tout tatoué.

La prof est petite, menue, mignonne, plus jeune que moi. En trois phrases elle s’impose, mélange de charisme et d’autorité, c’est bien, ça me plaît et ça me met en confiance. Clairement pas la perdrix de l’année, elle envoie. Grave.

« Et toi ? Pourquoi t’es là ? »

C’est mon tour de me présenter, j’en mène pas large. La plupart de mes prédécesseurs veulent être acteurs, ou comiques, ils ont des étoiles dans les yeux, moi pas encore. Je raconte ma vie rapidement, quasi trente ans de jeu de rôle (je fais comme si tout le monde savait ce que c’était, personne pose de question), de l’écriture, des bouquins, de l’impro. Moi je veux faire metteur en scène. J’aime bien diriger les gens, créer des scènes, organiser des trucs. Ouais, j’aime bien l’idée. Pas hyper original. Je me projette toujours pas, mais là, devant tous ces gens, j’ose enfin me dépasser et dire un truc qui me plairait. Peut-être. De loin. Faut pas trop rêver quand même.

Puis y’a René. Plus de 70 piges, une patte folle, le regard doux, la gueule du mec qu’a vécu des trucs, qu’est mort dix fois mais qui est toujours là pour en parler. Qu’est-ce que tu fous là René ? Et là le mec c’est un peu ta grand-mère qui te raconte tranquillement la guerre. Le gars envoie du lourd, il a connu des tas de gens, Brel putain, a chanté, a bossé partout, a fini SDF, alcolo, est remonté, a recommencé, et là il vient tenter son rêve. Son dernier rêve. Les plus jeunes sont calmés d’office, c’est beau.

Sans tarder on commence le premier exercice. Marcher dans l’espace. C’est simple en fait, tout le monde marche sur la scène, chaque espace doit être rempli, à chacun de s’organiser pour le faire, sentir quand aller dans un endroit vide, quand ne pas le faire, et surtout sans regarder par terre, vision périphérique seulement. Une simulation de marche dans le métro, les parisiens sont pas dépaysés.

« Maintenant, quand vous le sentez, vous vous arrêtez deux à deux, vous vous regardez dans les yeux cinq secondes, et vous repartez ».

Cinq secondes c’est long. Tu en vois des choses en cinq secondes dans les yeux d’un inconnu. Pour la première fois depuis longtemps j’ai été secoué. Par la puissance d’un regard qui ne fuit pas, par toutes les émotions que tu peux ressentir et transmettre, par cette énergie qui se dégage de chacun, chaque fois différente, un goût et une odeur. Incroyable. C’est précisément à ce moment-là que j’ai été happé.

Il y a eu pas mal d’exercice pendant cette semaine, des jeux aussi. En voici deux exemples.

Dans le jeu du tueur, tout le monde ferme les yeux puis la prof choisit entre un et trois tueurs (pour une classe de 25) et leur touche la main discrètement pour leur signifier leur nouveau statut. Ensuite on ouvre les yeux, puis on marche dans l’espace comme d’habitude. On se regarde dans les yeux, parfois on regarde ailleurs mais surtout on reste concentré. Lorsqu’un tueur le souhaite, il fait un clin d’œil à quelqu’un qui le regarde. L’idée c’est d’envoyer le signal de manière franche pour la cible s’en rende compte mais pas les autres autours. Moins simple qu’il n’y parait. La cible doit alors attendre quelques secondes puis jouer sa mort de la manière la plus spectaculaire possible, avec force râles, chancellement et autres cris ou dernières paroles. Si quelqu’un a vu ou pense avoir vu quelque chose il peut dénoncer le tueur. Dans ce cas, si cette grosse balance avait raison, le tueur meurt de la même manière, et si elle a balancé une connerie, c’est elle qui meurt.

C’est simple, rapide et super fun. Ça permet de s’entrainer à observer, à se concentrer et à envoyer des signaux rapides et francs.

On a aussi joué au I-A-O. Tout le monde en cercle, une personne démarre en regardant quelqu’un de son choix puis doit crier I en faisant une sorte de mouvement d’épée de bas en haut avec les bras. Comme si on envoyait un ballon quoi. Idem, il faut que ça soit énergique et parfaitement dirigé. La personne qui reçoit, doit lever les bras puis crier A, enfin les personnes à sa gauche et à sa droite doivent effectuer un mouvement des bras comme s’ils tranchaient le receveur tout en criant O. Puis on recommence, celui qui a reçu envoie la balle/l’énergie/la réplique à quelqu’un d’autre. L’idée est d’accélérer et de créer une musique ou un rythme I-A-O le plus longtemps possible. Celui qui se plante, dans ce qu’il crie, dans son mouvement, s’il y a une confusion quelconque, la personne est éliminée, puis le jeu reprend avec de moins en moins de monde. Evidemment à trois ça devient très rapide et très difficile. Ce jeu apprend aussi la vitesse, la précision, et la concentration. La moindre seconde d’inattention et on est éliminé. Le jeu étant rapide c’est pas bien grave.

Je dois avouer avoir été plutôt bon dans ces exercices.

On a aussi fait un peu d’impro. On part de phrases que la prof nous glisse dans l’oreille, de positions de corps un peu aléatoires, de marches absurdes, puis on démarre de là. La plupart de ces impros étaient un peu foirée, notamment dans le manque d’écoute. Il y a plein de propositions mais souvent elles ne sont pas écoutées par les autres participants. Comme s’ils n’étaient pas dedans, comme si ce n’était pas sérieux. Ça manquait un peu d’immersion en fait. Bon c’est là que je m’en suis le mieux sorti. Toutes ces années à rebondir sur les idées toutes plus farfelues des joueurs les plus aguerris m’ont beaucoup aidé.

Je me retrouve avec Noah, un excellent partenaire, rapide, percutant et aux références similaires. En un coup d’œil et trois mots, on sait ce qu’on doit faire, où on va et pourquoi. La connexion se crée tout de suite, le reste se déroule comme dans un film. On part sur un braquage et on enchaîne les scènes sans temps morts, préparation, récupération des armes, voyage en bagnole jusqu’à la banque avec scène de discussion pour expliquer pourquoi on fait ça, braquage, ça gueule, on choppe le public, on le transforme en otage, on tourne, on court, c’est un tourbillon. Puis l’arrivée des flics, le sacrifice d’un braqueur pour aider son pote à sauver sa fille malade, puis l’autre braqueur revient et se fait abattre à son tour. Histoire tragique, tendue, et une famille brisée.

Putain c’était beau !

J’ouvre les yeux, je sors de mon immersion, je vois les regards des gens, les sourires, les compliments, et là je me dis : « c’est vraiment mon truc. »