16 novembre 2014

Café-rôliste #13 – Un café avec Willy Favre

Willy favreDans ce nouvel épisode, je prends un café avec Willy Favre, auteur et illustrateur reconnu ayant travaillé sur de nombreux jeux, de Brain Soda à Humanidyne en passant par Kuro, La Brigade chimérique et bien d’autres.

On y parle de ses nombreux talents, de son rapports avec les autres auteurs, les éditeurs et avec le milieu du jeu de rôle en général (avec même une intervention de Jérôme Larré au passage).

Merci à Willy de s’être prété avec beaucoup de gentillesse et de disponibilité à l’exercice.


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Bio sur le grog

Les mémoires d’un estudiant botanica Vol.1 – #3

7 – Enquête

Je me levais à la lumière d’un matin blafard. Comme à son habitude mon maitre était levé et avait commencé son entrainement dans la cour. Le rituel se répétait tous les jours, inlassablement. J’enfilais ma tunique de laine, refermais la boucle de ma ceinture et lassait mes sandales tout en observant mon maitre qui venait de s’arrêter pour effectuer quelques mouvements de gymnastique sur des rondins de bois. Je le voyais monter et descendre en utilisant juste la force de ses bras. A un moment, il se mit debout, torse nu, les mains et le visage rouges de froid et se mit à soulever des bûches. La sueur coulait le long de son échine et de la vapeur se dégageait de sa peau couturée de cicatrices.

La voix éraillée de Karla Wagner, la cuisinière, résonna dans les couloirs et m’arracha à cette vision. C’était l’heure de déjeuner.

A défaut d’être de grande qualité, le petit déjeuner était copieux, avec de grandes tranches de pain moelleux sur lesquelles étaient posées de gouteux morceaux de lards surmontés d’une paire d’œufs légèrement grillés. Après nous être restaurés nous nous rendîmes à l’infirmerie. Celle-ci avait été créée en élargissant un ancien passage attenant au temple de Sigmar du château de Grunewald. Sœur Sonja y officiait. C’était une moniale de Sigmar, une guerrière. Elle portait sur ses poignets les insignes de l’empereur-dieu, le marteau à gauche et la comète à deux queues sur le droit. Une longue cicatrice lui barrait le visage juste sous les yeux. Cette blessure l’avait rendue définitivement aveugle et, ne pouvant plus se battre, elle avait pris la décision d’employer ses talents et sa foi à aider les malheureux.

Il y avait là une demi-douzaine de personnes allongées sur des lits de fortune, certains emmitouflés pour combattre le froid qui les tenaillait, d’autres au contraire presque nus pour enrayer la progression de la fièvre. J’étais troublé par leur état général, leur fatigue et leur difficulté à combattre ce qui ressemblait fort à une infection. Je soulevais le cataplasme que l’un d’entre eux tenait serré sur son flanc pour y découvrir la blessure. L’apparence de celle-ci était horrible. L’estafilade que le pauvre homme s’était infligée en voulant changer une des planches de sa clôture s’était infectée au point de recouvrir son côté d’une longue boursouflure allant de l’aine à l’aisselle. Un filet de sang noirâtre courait tout le long. Les chairs nécrosées, d’une couleur oscillant entre le vert et le rose, en délimitait les bords ouverts. Pour autant que je puisse en juger, l’odeur qui s’en dégageait évoquait celle d’un cadavre en putréfaction.

Je reposais en hâte le bandage et reculait d’un pas en me bouchant le nez avec le creux de mon coude.

De quoi pouvait-il donc s’agir ? A l’évidence, ce n’était pas une simple infection. Le docteur Sieger avait bien veillé à nettoyer les plaies comme il le fallait et faisait changer les emplâtres régulièrement. Parcourant les étagères, je tentais d’en reconnaitre les plantes entreposées dans de petits bocaux de verre. Quelques-unes ne me rappelaient aucun souvenir mais la plupart étaient connues pour leurs capacités médicinales éprouvées. Les victimes, celles qui pouvaient encore parler, n’avaient pas d’indication à nous fournir. Aucune n’avait la même activité. Certaines étaient malades même sans avoir été blessées. Enfin, aucune trace de morsure ou de piqûre n’était visible, excluant la possibilité d’un empoisonnement par un animal ou une plante.

Ensuite nous interrogeâmes les habitants encore valides. Sans plus de succès. La plupart se renfrognaient et prétextaient du travail pour nous éviter.

Après cette infructueuse journée nous décidâmes d’enquêter dans le château. En premier lieu, j’allai à la bibliothèque. Elle était fort bien garnie pour une place fortifiée comme celle-ci. Sous le regard attentif du bibliothécaire, je parcourus les rayonnages chargés de livres. Il y avait peu de poussière et ces derniers étaient bien entretenus. J’en ouvris quelques-uns : Traité d’histoire sigmarite, une sorte d’encyclopédie de la vie de l’empereur-dieu, Tactiques impériales, les Guerres aux cours des âges, deux essais particulièrement complexes sur la tactique et la stratégie militaire, Monarchie kislévite, une tentative un peu désespérée de suivre les lignées malgré les nombreuses circonvolutions généalogique que 1000 ans de combat contre le Chaos avait engendrés, 1001 recettes savoureuses d’Estalie et d’ailleurs, un grimoire illustré que je m’empressais d’empocher discrètement pour compulser plus tard au calme et surtout un petit livre à la couverture pourpre dont le titre m’intrigua particulièrement : Une proposition inquiétante. Je profitais de la distraction offerte par le père Akney tentant de discuter philosophie sigmarite avec Otto pour mettre rapidement l’ouvrage dans mon sac. Prendre un livre n’est pas vraiment du vol. Plutôt un partage de connaissance non soumis à approbation réciproque. De plus, une fois les connaissances acquises, je remets presque toujours les livres en place. Presque. A Nuln, c’est même une discipline reconnue. Il faut savoir que les documentalistes-bibliothécaires de l’université ont décidé de ne plus tenir de registre de retard après avoir constaté que la somme des amendes que devraient rendre les estudiants (et certains professeurs) dépassait de presque cinq fois le budget annuel de l’université.

Le soir arrivait et le diner allait être servi dans quelques minutes. J’en profitais pour aller discuter avec la cuisinière. J’avais passé une partie de mon adolescence à expérimenter toute sorte de produits et ingrédients, et la préparation de mets fins faisait assurément partie de mes compétences. Mme Wagner, un petit bout de femme à la mâchoire prognathe et aux cheveux en bataille, régnait sur ses mirlitons. Son domaine était ses casseroles et ses fourneaux. Malheur à celui qui venait empiéter sur son territoire. J’en fis l’amère constatation lorsqu’après un rapide et froid échange de banalité, elle préféra me jeter dehors sans autre forme de procès.

Après ma mésaventure je flânais ici ou là, laissant trainer mes oreilles et mes yeux en attendant le repas, lorsque je vis sur le sol un morceau de papier plié en deux. Sans doute une note oubliée par le seigneur Aschaffenberg. Il était écrit : « pour le poulet, c’est bon ». Je retournai plusieurs fois la note manuscrite, tentant de voir s’il ne manquait pas quelque chose, mais je ne trouvais rien d’autre. Quelques minutes plus tard j’en informai Camillia et le père Akney, qui semblait déjà tout chamboulé, puis alla m’assoir à la table. Un repas pantagruélique nous attendait. L’entrée était une mousse de canard marinée à l’huile de noix du Reikland saupoudrée de baies brunes hachées finement. Un délice pour le palais et un soulagement de l’âme. On nous proposa deux plats particulièrement copieux. Le poulet en rotissade, fourré à la châtaigne et couvert de son jus était absolument fabuleux. Le papier disait vrai. Repus, je ne pus suivre la fin du repas, et me mis à somnoler tranquillement sur mon siège. Mes compagnons prirent le deuxième plat, un poisson énorme préparé en grilladine, mais rapidement, me voyant fermer l’œil, ils décidèrent de m’emmener dans ma chambre.

Tandis que mon maitre me soulevait par un bras, je sentis le frottement agréable de mon visage sur son épaule, d’une solidité de brique et me laissait aller à une douce torpeur. Je jetais un œil derrière moi et m’aperçus que d’autres était affalés sur la table, dormant dans leur bras, ou carrément dans leur assiettes. A cet instant j’aurais dû me douter de quelque chose. Depuis le début nous avions été trop bien accueillis. Personne ne nous demandait où en était notre enquête. Et cette fatigue était bien trop soudaine pour être honnête. Malgré l’avertissement du mot trouvé par terre, je venais de tomber dans un piège.

Quelques minutes plus tard, je sombrais dans le sommeil.

8 – Une nuit difficile

Mes oreilles bourdonnaient. J’entendais qu’on m’appelait mais je ne savais pas d’où cela pouvait provenir. Mes paupières étaient lourdes. Autour de moi les sons me parvenaient étouffés, comme si mes oreilles étaient bouchées. Puis d’un coup, tout devint clair.

  • Réveilles-toi bordel de saloperie me criait mon maitre. Bouge ton fessier petit, ou tu vas y passer pour sûr !
  • Maman, laisse-moi tranquille, je ne veux pas y aller, murmurai-je, encore endormi.

Mais le père Akney me secouait et me secouait encore, tant et si bien que je m’écroulai au bas de mon lit. Je me levai comme je pouvais. Le monde tanguait autour de moi. La nausée habituelle, signe d’une gueule de bois carabinée, commençait à poindre.

  • Elles sont là bordel ! hurla-t-il en me collant violemment le visage contre la fenêtre.

Alors, dans la nuit baignée d’une lumière lunaire, je les vis. Les monstres que nous avions combattus la veille étaient revenus. Mais ils n’étaient pas une poignée. Cette fois, nous avions à faire à une horde entière. Des dizaines de ces créatures déferlaient par les portes entrouvertes du château. Les cadavres des gardes avaient été projetés contre les murs. Déjà le combat commençait dans la cour.

Mon maitre me mit mon épée dans les mains tout en me poussant dans les escaliers.

  • Vite, nous devons les repousser.

Avais-je vu la même chose que lui ? Alors que nous arrivions sur le perron menant dans la cour, nous fûmes rejoints par le seigneur Aschaffenberg. Il était armé d’une lourde épée à deux mains et avait revêtu un plastron de cuirasse. Quelques gardes étaient présents, le visage décomposé par la peur. Soudain, ce qui restait de la porte d’entrée vola en éclat. Dans les retombées d’échardes et de poussière apparut le plus gigantesque monstre qu’il m’ait été donné de voir. Il était haut comme deux hommes. Le bas de son corps ressemblait à celui d’un humain mais son torse et sa tête était ceux d’un énorme taureau. Son crâne portait deux immenses cornes spiralées luisantes. Il observa la scène un instant puis émit un grognement sourd avant de courir dans notre direction.

Les brumes de mon esprit se dissipèrent instantanément. Voyant que le groupe d’hommes-bêtes passait près des écuries, j’eus une idée. Sans plus réfléchir, je courus dans la direction du bâtiment. J’atteins rapidement la porte et m’y engouffrai. A l’intérieur, les chevaux piaffaient. Leurs yeux roulaient dans leurs orbites. Leurs naseaux écumaient de peur. Ils tiraient sur leur corde sans parvenir à les rompre, ce qui m’aurait arrangé. Mon idée était simple mais complètement folle. Je voulais les libérer et les diriger sur les hommes-bêtes pour provoquer une confusion que nous aurions pu mettre à profit pour les battre. Je n’avais pas pensé que les chevaux pouvaient tout aussi bien se retourner contre nous ! Malheureusement je n’eus pas le temps de réaliser mes projets. Du coin de l’œil, j’aperçus le chef de la meute. Il avait changé de direction et avait décidé de s’occuper personnellement de mon cas. Pris de terreur, je décidais d’aller me cacher sur une plate-forme en hauteur, au-dessus des chevaux. Je grimpais précipitamment l’échelle puis me jetai derrière des caisses au moment où la porte de la grange s’effondrait sous les assauts du monstre. Je me recroquevillai en serrant les dents, tentant de respirer le moins fort possible. Les chevaux faisaient un boucan de tous les diables. Je pensais que leur odeur allait me sauver mais la créature était plus intelligente que cela. N’entendant plus rien, je risquai un coup d’œil hors de ma cachette. Le monstre me tournait le dos et fouillait la paille. Soudain, il poussa un grognement de triomphe et attrapa quelque chose au sol. Horrifié, je vis qu’il s’agissait des deux palefreniers qui avaient essayé de se cacher ! J’entendis les os craquer, je vis le sang couler comme une fontaine tandis que le monstre les fracassait contre les murs comme des poupées de chiffons. Je me retournai dans ma cachette et vis quelque chose briller dans le noir. J’avançai ma main et attrapai un long tube de métal évasé. Je venais de trouver le tromblon du cocher. Et il était chargé.

Retenant mon souffle, je visais soigneusement le dos de la créature qui dévorait les malheureux, puis appuyai sur la détente. La violence du choc me projeta en arrière. La charge de clous frappa le monstre de plein fouet, entaillant sa chair, rougissant la paille de son sang. La créature hurla de douleur puis se retourna vers moi, folle de rage. A l’évidence, cela n’avait pas suffi ! D’un bond, elle attrapa le bord de la plate-forme et commença à se hisser. Son visage et ses poings énormes n’étaient qu’à quelques centimètres de moi. Je pouvais sentir son haleine de souffre. Cherchant une échappatoire mes yeux se posèrent sur une ouverture menant sur le toit. L’énorme main me rata de peu alors que je sautai au travers de la fenêtre. J’eu à peine le temps de reprendre mon équilibre que je vis la tête du monstre juste derrière moi. Ses épaules trop larges ne passaient pas mais il s’y employait quand même à toute force. Chacun de ses coups de boutoir faisait vaciller toute la grange. A plusieurs reprises je tentai de le frapper avec mon épée mais les tuiles glissantes rendaient mes coups imprécis. Voyant qu’il ne pouvait pas m’atteindre, le monstre préféra ressortir de la grange. Après avoir vérifié qu’il était bien parti, je redescendis sur la plate-forme puis rechargeai le tromblon. Dehors, les hommes criaient de plus belle. Après tout ce temps, le seigneur était encore debout ! Empli d’espoir, je fonçai les rejoindre. La plupart des hommes-bêtes avait été tués. Les gardes du seigneur gisaient sur le sol. Le seigneur combattait avec fougue les derniers monstres. Mon attention fut attirée par le chef des hommes-bêtes. Il était debout devant le père Akney inconscient. La jambe du monstre était levée au-dessus de la tête de mon maitre, prête à l’achever. Mon sang ne fit qu’un tour. Instantanément, je levais mon arme et tirait sur l’énorme créature. Le temps sembla se ralentir. Les plombs volèrent vers leur cible. Ils s’enfoncèrent profondément dans la peau du monstre, mordirent les chairs, éclatèrent les os. Son crâne énorme eut l’air d’exploser et répandit son contenu sur le sol. Lentement, comme suspendu par des fils invisibles, le corps de l’homme-bête tomba à genou puis s’effondra. Reprenant mes esprits je courus voir mon maitre. Son corps avait l’air brisé en plusieurs endroits. Sa respiration était sifflante. Le sang coulait de son visage tuméfié. Il était gravement blessé mais il vivait encore.

Autour de moi, les combats s’arrêtaient. Leur chef mort, les créatures préférèrent fuir. Le seigneur mit à profit ce répit pour compter les survivants. Le capitaine Blucher avait survécu presque sans une égratignure. Olver, le maitre des chiens, était lui aussi de la partie. Son bras gauche pendait lamentablement à son côté et un de ses yeux était fermé, mais il souriait. Sur la place, le père Akney reprenait conscience.

  • Ce n’est pas fini, dit Camillia d’une voix sombre. Il y a quelques minutes, j’ai surpris quelques-uns de vos hommes en plein rituel, dans la cave. Les hommes-bêtes n’étaient qu’une diversion.

Comme pour appuyer ses paroles, une lumière verdâtre éclaira la cour du château. La lune du Chaos venait d’apparaitre dans toute sa splendeur.

9 – A la poursuite du mal

Mon maitre se releva, les yeux rougis par la rage. D’une main, il se tenait le flanc, de l’autre sa hache. Mu par son incroyable volonté, il se dirigea en vacillant vers la porte menant à l’intérieur du château.

  • Le passage est dans la chambre du majordome, dit Camillia rapidement. Y’a cinq personnes en robes de cérémonie. Sont devant un bouquin et un tapis avec un gros œil jaune qui veut sortir tout seul.
  • L’œil du Chaos, grogna le père Akney. Il veut nous rejoindre.
  • Comment ça ? demandai-je, la voix tremblante.
  • Il y a certaines choses qui devraient rester à leur place, petit. Mais ça, le Chaos il comprend pas bien. Alors il se sert des gens pour venir chez nous. Il leur promet du pouvoir. Il leur met des idées dans la tête. De drôles d’idées.
  • Des idées ?
  • Et ces idées tu vois, elles peuvent tout te chambouler la tête. Après tu sais plus bien qu’est-ce qu’est bien et qu’est-ce qu’est pas bien, tu vois ?
  • Mais les idées, ce ne sont que des idées ! m’exclamais-je.
  • Les idées c’est ce qu’il y a de pire. Elles détruisent des empires bien plus surement qu’une armée. En attendant, je crois bien qu’on va se taper une autre bataille.

Nous arrivâmes près de la chambre du majordome. L’armoire du fond avait été déplacée et une volée de marches descendait dans le noir depuis l’ouverture qui se trouvait dans le mur.

Le seigneur Aschaffenberg ouvrit la marche suivi du capitaine et du père Akney encore vacillant. Quelques instants plus tard, nous pénétrâmes dans une grande cave voutée. Quelques braseros finissaient de bruler aux coins d’un signe étrange peint en rouge sur le sol. Une étoile à huit branches. Il n’y avait personne. Le tapis et le livre que Camillia avait décrits n’étaient pas là. Au fond de la pièce se trouvait une autre ouverture que nous empruntâmes rapidement. Un nouvel escalier de pierre montait le long des murs du château jusqu’à un palier étroit et une grosse porte. Fou de rage, le seigneur l’ouvrit d’un coup de pied et découvrit qu’elle menait directement sur le toit du château.

A une douzaines de mètres de nous se tenait une congrégation hétéroclite. Il y avait le bon docteur Sieger, Karla Wagner la cuisinière, et deux autres personnes que je ne reconnus pas. Ils étaient habillés de longues robes de cérémonie pourpres aux coutures d’or. Derrière eux se tenait le majordome. Il portait un grand livre ouvert et psalmodiait des incantations inintelligibles. Le tapis avait été posé sur le sol et semblait bouger de lui-même. L’œil qui y avait été brodé grandissait démesurément, s’étirant d’une manière obscène. Morslieb était pleine et éclairait la scène d’une lumière spectrale.

  • Eh bien vous voilà enfin, fit le majordome en refermant le livre avant de le jeter comme un papier gras. Malheureusement vous arrivez trop tard. Le rituel est terminé. Dans quelques instants vous pourrez contempler la splendeur de mon maitre.

Le père Akney et le seigneur Aschaffenberg ne lui laissèrent pas le loisir de continuer son monologue. Ils foncèrent dans le tas, l’arme au poing. Camilla décocha un carreau d’arbalète sur un des cultistes qui s’effondra, les mains crispées sur la poitrine. Je vis le capitaine de la garde et le maitre-chien me dépasser à leur tour pour aller ferrailler. Le toit devint très rapidement confus. La bataille faisait rage, chacun tentant de déséquilibrer son adversaire pour le faire tomber du bord. L’un des cultistes en fit les frais et s’écrasa quelques dizaines de mètres plus bas dans un bruis d’os brisés. Mon maitre combattait avec l’énergie du désespoir, balançant son arme dans tous les sens, avec conviction mais peu d’efficacité. Le seigneur Aschaffenberg faisait des moulinets, embrochant ses anciens subalternes sans hésitation. Pendant ce temps, je cherchai une solution au véritable problème. Sous la lumière de la lune, l’œil du Chaos prenait forme humaine. De longs appendices tentaculaires sortaient sporadiquement du monticule de chair apparaissant sur le tapis. Je voyais l’air vibrer. Au travers des univers, par-delà les dimensions, des silhouettes se frayaient un passage vers notre monde. Puis vint l’illumination. Le rituel était peut-être terminé mais le passage n’était pas encore ouvert. Je levais la tête et regardait Camillia. D’un regard nous comprîmes ce que nous devions faire. C’était le moment ou jamais. Nous nous jetâmes simultanément sur le tapis pour en attraper chacun un coin. Il était bien plus lourd qu’il n’y paraissait. Des dizaines d’images abominables jaillissaient dans ma tête, des rafales de visions cauchemardesques m’assaillaient tandis que je me concentrais sur ce que je devais faire. Le visage de mon grand-père m’apparut. Je ne pouvais pas le décevoir. Je devais y arriver. Les larmes aux yeux, je tirais sur le tapis-portail à m’en décrocher les bras. Camillia et moi finîmes par le retourner, empêchant l’œil du Chaos de recevoir la lumière de Morslieb.

10 – Extinction

Assis sur le toit, mon regard se perdait dans les montagnes qui se découpaient au loin. Derrière moi résonnaient les râles d’agonie des cultistes abattus. Je passai ma pipe à Camillia qui en tira une bouffée avant de souffler un long jet de fumée bleutée.

  • Vous croyez que c’est terminé ? demandais-je, le regard fixé sur l’horizon.
  • On vient de gagner une bataille, me répondit-elle fatiguée. C’est tout. Il faudra s’en contenter. Viens, il faut nettoyer maintenant.

Les cadavres des cultistes s’entassaient sur le toit. Un nuage passait devant Morslieb dont la lumière avait finalement disparue. Adossé contre un muret, le père Akney se reposait. Le seigneur Aschaffenberg était accroupi près du majordome, mais le chef des cultistes était déjà mort. Il fallait que je sache ce qui s’était passé, comment un groupe de gens à priori sans histoires avait pu tenter de commettre une telle folie. Quelles abjectes pensées avaient pu leur traverser l’esprit.

Je m’approchais du livre que le majordome avait jeté à terre et l’ouvrit à une page au hasard. Il y avait des lignes d’une écriture en pattes de mouche dans une langue que je ne comprenais pas et des dessins de créatures inconnues apparaissaient un peu partout. Les marges étaient griffonnées d’annotations incompréhensibles écrites d’une main fébrile. Soudain mon livre tomba au sol. Le regard du père Akney était un mélange de rage et de pitié.

  • Lâche ce livre petit, rugit-il. Tu ne sais pas ce que tu fais, tu n’as rien retenu de ce que je t’ai dit.
  • Mais.. bredouillais-je. Nous devons savoir ! Ce n’est qu’un livre, un simple livre ! Les livres ne peuvent nous faire du mal !
  • Tais-toi ! Tu ne sais pas de quoi tu parles. Il hurlait, comme possédé. Sa bouche écumait. J’ai vu les dégâts que peuvent faire les livres ! Tu crois que tu es le premier à imaginer pouvoir comprendre ? A penser que le Chaos peut se domestiquer, qu’on peut lui donner des ordres ?

Je ne savais que répondre. J’étais terrifié. Je savais que j’avais raison mais la folie dans ses yeux me fit taire. Il continuait de hurler sous les regards étonnés des hommes du château.

  • Non, pas cette fois. Je ne referai pas la même erreur avec toi.
  • Je vous en supplie maitre, fis-je d’une voix blanche. Le marteau de Sigmar est puissant mais il est inutile s’il ne sait pas où frapper. Les livres ne sont que des outils, des armes que l’on peut utiliser dans notre combat.
  • Cela suffit, jeune prétentieux ! J’ai pris ma décision !

Son visage n’était qu’à quelques centimètres du mien. Je pouvais voir ses dents brisées et ses yeux injectés de sang. Une main se posa sur son épaule.

  • Père Akney, vous avez raison, murmura Camillia. Nous allons brûler ce livre comme il se doit. Le Chaos ne doit pas nous infecter.

Joignant le geste à la parole, Camillia prit le livre en l’enserrant dans un vêtement, comme s’il s’était agi d’un plat qui sortait du four, et le jeta dans le brasier qui avait été constitué pour les cadavres et dans lequel brulait déjà le tapis maudit.

Ce jour-là, quelque chose s’était brisé en moi. Je compris que nous étions fondamentalement différents. Que la folie s’était emparée de l’esprit de mon maitre et que son jugement était devenu flou. Il fallait que je reste à son côté. Je devais l’aider comme il m’avait aidé. Sans le savoir, nous venions de faire un pacte. Il sauverait mon corps, je sauverais son âme.

Quelques jours plus tard, nous reprîmes la route en compagnie du cocher du seigneur Aschaffenberg.

Camillia comptait l’or que nous avions reçu en récompense. Mon maitre se reposait dans la carriole, grognant et balbutiant dans un demi-sommeil agité, le corps couvert de bandages. Je repensais à notre affaire. Des employés corrompus, cherchant toujours plus de pouvoir dans l’occultisme et l’étude de l’ancienne magie, volant l’énergie vitale de ceux qui les entourait et leur faisait confiance, tout ça pour quoi ? Le retour de dieux très anciens ? Une parcelle d‘énergie divine ? J’avais du mal à imaginer comment on pouvait si facilement échanger son âme.

Chassant ces mauvaises pensées, je me saisis du petit livre qui se trouvait dans ma sacoche. Et tout en jetant des regards furtifs vers le père Akney, je me mis à lire les premières pages d’Une proposition inquiétante.

Fin